Vous me pardonnerez de finir l’année 2017 sur un ton aussi grave. Cet exercice cathartique me permettra de revenir en 2018 sur de meilleures dispositions, du moins je l’espère. Et pour boucler la boucle sur ce blogue, dont la dernière entrée date du 1er janvier 2017, je vais partager avec vous une lecture que j’ai faite en début d’année, et dont j’ai noté quelques passages, à la main, dans un cahier qui me sert à préparer mes articles.
Alexis de Tocqueville, dans son essai de 1835 et 1840 De la démocratie en Amérique, nous met en garde sur le danger de se désintéresser des affaires publiques, et de perdre l’envie et la capacité de s’associer. Le travail en commun est devenu une denrée rare, et digne de mention quand il advient. Les réseaux sociaux servent aussi à fédérer ces gens qui ont des goûts en commun. Ainsi se forment des communautés d’esprit.
“Dans les sociétés aristocratiques, les hommes n’ont pas besoin de s’unir pour agir, parce qu’ils sont retenus fortement ensemble. Chaque citoyen riche et puissant y forme comme la tête d’une association permanente et forcée qui est composée de tous ceux qu’il fait concourir à l’exécution de ses desseins.
Chez les peuples démocratiques, au contraire, tous les citoyens sont indépendants et faibles; ils ne peuvent presque rien par eux-mêmes et aucun d’entre eux ne saurait obliger ses semblables à lui porter leur concours. Ils tombent donc tous dans l’impuissance s’ils n’apprennent à s’aider librement.
Si les hommes qui vivent dans les pays démocratiques n’avaient ni le droit ni le goût de s’unir dans des buts politiques, leur indépendance courrait de grands hasards, mais ils pourraient conserver longtemps leurs richesses et leurs lumières; tandis que s’ils n’acquéraient point l’usage de s’associer dans la vie ordinaire, la civilisation elle-même serait en péril. Un peuple chez lequel les particuliers perdraient le pouvoir de faire isolément de grandes choses sans acquérir la faculté de les produire en commun retournerait bientôt vers la barbarie.”∗
∗ Alexis de Tocqueville – De la démocratie en Amérique, p. 280: Esprit et pratique de l’association
Et pourtant, isolés devant nos écrans, aspirés dans un tourbillon d’algorithmes qui nous enferment dans une pensée de plus en plus unique, à travers les méandres d’internet, on découvre parfois (et de plus en plus souvent, les algorithmes aidant) des perles comme ce Bâtiment 7 dans le Devoir du 29 décembre 2017. C’est une histoire inspirante d’un collectif de citoyens qui s’est réapproprié un ancien atelier ferroviaire ayant appartenu au CN dans le quartier Pointe-Saint-Charles à Montréal. Un grand bâtiment industriel de 90 000 pi² qui accueillera des ateliers de toutes sortes ainsi qu’un garage communautaire, une école d’art, une chambre noire, une épicerie autogérée, une coopérative de jeunesse et une micro-brasserie. Un bel exemple de coopération et de détermination, une mobilisation sociale qui est dans l’ADN de ce quartier ouvrier, d’expliquer Judith Cayer, chargée de projet et de développement,
“La trame humaine existait déjà, les défis, eux, surgissent chaque jour, et c’est là tout l’incroyable de leur succès. Le prochain sera d’élargir « le coeur », répète Caroline, à tout un écosystème. Faire cohabiter plus de 100 personnes, faire en sorte qu’elles concourent à l’audacieux Bâtiment 7, c’est déjà accepter de « se réinventer aussi personnellement que collectivement » conclut Judith Cayer.
En France, l’exemple du château de La Mothe-Chandeniers est tout aussi notable. Pour sauver cette vieille ruine du XIXe siècle envahie par la végétation, un collectif a amassé plus d’un million et demi d’euros sur une plateforme de socio-financement, soit 323% de leur objectif initial de 500 000 euros. Ils ont ainsi vendu 25 000 parcelles du château à des aficionados répartis à travers 115 pays.
# L’ASSOCIATION “LES AMIS DU CHÂTEAU DE LA MOTHE-CHANDENIERS”
Pour venir en aide à ce château, une association “Les amis du château de la Mothe-Chandeniers” a été créée le 26 avril 2016. À ce jour, elle compte une cinquantaine de membres et plus de 11 000 fans sur la page Facebook.
Son objectif et son souhait premier est de remettre en état et en valeur ce domaine trop longtemps endormi par le biais d’un bail emphytéotique avec le propriétaire actuel.
Il faut dire que c’est un magnifique château, joyau du patrimoine français, dont l’histoire remonte au XIIIe siècle.
C’est un exemple qui m’inspire à chaque fois, exactement ce que je crois devoir faire pour Rectory Hill. Je suis aussi extrêmement réticente à céder des parcelles de mon domaine à des gens que je ne connais pas, qui risquent à terme de tout contrôler. Voilà, je n’arrive pas à céder le contrôle, après 19 ans à le posséder sans partage.
J’ai donc de la difficulté à solliciter et obtenir des alliés, par ma faute d’abord mais accentué par les réseaux sociaux. En fait, plus que les réseaux sociaux, les algorithmes. L’Omniscience et omniprésence de l’intelligence artificielle dans nos vies:
“Microsoft met actuellement au point un système bien plus sophistiqué, Cortana, du nom d’un personnage d’intelligence artificielle dans sa série de jeux vidéo populaire Halo. Cortana est une intelligence artificielle-assistante personnelle qui fera, selon les souhaits de Microsoft, partie intégrante des futures versions de Windows. Les utilisateurs seront encouragés à laisser Cortana accéder à leurs dossiers, emails et applications pour qu’elle apprenne à les connaître et puisse ainsi les conseiller sur une multitude de sujets, mais aussi devenir un agent virtuel qui représente les intérêts des utilisateurs.
(…) Les Cortana se transforment d’oracle en agent, elles pourraient bien se mettre à se parler en privé au nom de leurs maîtres. Tout peut commencer de manière assez innocente. Ma Cortana contacte la vôtre pour convenir du lieu et de l’heure d’une rencontre. Étape d’après: un employeur potentiel me dira de ne pas me donner la peine d’envoyer un CV; il suffira que sa Cortana interroge la mienne. À moins que ma Cortana ne soit abordée par celle d’un amant potentiel, et que toutes deux comparent leurs données pour décider si notre couple serait bien assorti, tout cela à l’insu de leurs propriétaires humains.
Les Cortana gagnant en autorité, elles se mettraient à se manipuler mutuellement dans l’intérêt de leurs maîtres, en sorte que le succès sur le marché de l’emploi ou du mariage dépendrait de plus en plus de la qualité de votre Cortana. Les riches propriétaires de la toute dernière Cortana auraient un avantage décisif sur les pauvres et leurs versions plus anciennes.”
Yuval Noah Harari – Homo Deus – Une brève histoire de l’avenir, pp. 367-368 (Le grand découplage)
Homo Deus, ce succès littéraire de 2017, et qui suit la publication de l’excellent Sapiens en 2011, vient faire écho aux écrits d’Alexis de Tocqueville plus de 180 ans auparavant.
“Il y a un passage très périlleux dans la vie des peuples démocratiques.
Lorsque le goût des jouissances matérielles se développe chez un de ces peuples plus rapidement que les lumières et que les habitudes de la liberté, il vient un moment où les hommes sont emportés et comme hors d’eux-mêmes, à la vue de ces biens nouveaux qu’ils sont prêts à saisir. Préoccupés du seul soin de faire fortune, ils n’aperçoivent plus le lien étroit qui unit la fortune particulière de chacun d’eux à la prospérité de tous. Il n’est pas besoin d’arracher à de tels citoyens les droits qu’ils possèdent; ils les laissent volontiers échapper eux-mêmes. L’exercice de leurs devoirs politiques leur parait un contre-temps fâcheux qui les distraits de leur industrie.
S’agit-il de choisir leurs représentants, de prêter main forte à l’autorité, de traiter en commun la chose commune, le temps leur manque; ils ne sauraient dissiper ce temps si précieux en travaux inutiles. Ce sont là jeux oisifs qui ne conviennent point à des hommes graves et occupé des intérêts sérieux de la vie. Ces gens-là croient suivre la doctrine de l’intérêt, mais ils ne s’en font qu’une idée grossière, et, pour mieux veiller à ce qu’ils nomment leurs affaires, ils négligent la principale qui est de rester maître d’eux-mêmes…”
Et Tocqueville de mettre en garde:
Si à ce moment critique, un ambitieux habile vient à s’emparer du pouvoir, il trouve que la voie à toutes les usurpations est ouverte.
Qu’il veille quelque temps à ce que tous les intérêts matériels prospèrent, on le tiendra aisément quitte du reste. Qu’il garantisse surtout le bon ordre. Les hommes qui ont la passion des jouissances matérielles découvrent d’ordinaire comment les agitations de la liberté troublent le bien-être, avant que d’apercevoir comment la liberté sert à se le procurer; et, au moindre bruit des passions publiques qui pénètrent au milieu des petites jouissances de leur vie privée, ils s’éveillent et s’inquiètent; pendant longtemps la peur de l’anarchie les tient sans cesse en suspens et toujours prêts à se jeter hors de la liberté au premier désordre.
(…) Une nation qui ne demande à son gouvernement que le maintient de l’ordre est déjà esclave au fond du cœur; elle est esclave de son bien-être, et l’homme qui doit l’enchaîner peut paraître.”∗
∗ Idem, p. 292: Destin des peuples trop comblés
En cette fin de 2017, le sentiment qui m’assaille est la frustration de constater que moi aussi, comme tant d’autres, je me suis laissé distraire, et absorber par la machine, et je refuse de laisser entrer Cortana dans ma vie. Je me souhaite en 2018 de créer, d’écrire, de coudre, de danser, de méditer, et de vivre. Je veux m’allier des adjoints, des maniaques et des tripeux, comme moi, qui auront envie de partager la folie de remettre en état un vieux presbytère anglican et son beau domaine.
“Il est facile de prévoir que le temps approche où l’homme sera de moins en moins en état de produire par lui seul les choses les plus communes et les plus nécessaires à sa vie. La tâche du pouvoir social s’accroîtra donc sans cesse, et ses efforts même la rendront chaque jour plus vaste. Plus il se mettra à la place des associations, plus les particuliers, perdant l’idée de s’associer, auront besoin qu’il vienne à leur aide: ce sont des causes et des effets qui s’engendrent sans repos. L’administration publique finira-t-elle par diriger toutes les industries auxquelles un citoyen isolé ne peut suffire?
La morale et l’intelligence d’un peuple démocratique ne courraient pas de moindre danger que son négoce et son industrie, si le gouvernement venait y prendre partout la place des associations. Les sentiments et les idées ne se renouvellent, le coeur ne s’agrandit et l’esprit humain ne se développe que par l’action réciproque des hommes les uns sur les autres… Un gouvernement ne saurait pas plus suffire à entretenir seul et à renouveler la circulation des sentiments et des idées chez un grand peuple, qu’à y conduire toutes les entreprises industrielles. Dès qu’il essaiera de sortir de la sphère politique pour se jeter dans cette nouvelle voie, il exercera, même sans le vouloir, une tyrannie insupportable; car un gouvernement ne sait que dicter des règles précises; il impose les sentiments et les idées qu’il favorise et il est toujours malaisé de discerner ses conseils de ses ordres.
Ce sera bien pis encore s’il se croit réellement intéressé à ce que rien ne remue. Il se tiendra alors immobile et se laissera appesantir par un sommeil volontaire. Il est donc nécessaire qu’il n’agisse pas seul…”∗
∗ Idem, p. 281: L’union fait la force
Je vous retrouve en 2018. Bonne année!
J’ai découvert votre blogue hier en faisant une recherche les vieilles maisons d’Inverness. J’y passe mes étés moi aussi à mon chalet du lac Joseph depuis 1995… J’avais vaguement entendu parler de Rectory Hill il y a des années, vos articles m’ont fasciné. Au plaisir de continuer de vous lire en 2018, ici et sur Facebook, et peut-être de vous croiser lors d’une ballade en vélo sur le rang 10-11…
Merci pour votre commentaire. J’espère être un peu plus assidue sur mon blogue en 2018, sachant que j’ai maintenant au moins une lectrice 😉 Si vous passez sur le rang 11 l’été prochain, n’hésitez surtout pas à vous arrêter, ce sera un plaisir de faire votre connaissance.